Voix pour une autre école

Grévistes de l’Éducation en Seine-Saint-Denis – 2024

Niveaux à bulle – Pierre Tenne

Quand j’étais étudiant, il y avait les profs dont les cours étaient d’un autre niveau. Les livres d’un autre niveau. Les idées, les styles, les copies, les orientations, les écoles (grandes ou pas), les oraux, tout pouvait être d’un autre niveau.


Devenu prof moi-même, je dis des élèves : les fondamentaux ne sont pas acquis, les bases sont solides, elle pourrait progresser et atteindre un autre niveau en travaillant mieux…


Alors j’ai un niveau à bulle dans la tête, qui me sert à mesurer mes élèves, moi-même, mes cours. Je le pose sans plus y faire attention et je le mets partout. Si on parcourt cette image jusqu’au bout, cela revient à postuler qu’il existe un niveau zéro, figuré peut-être par l’élève déjà en difficulté en petite section. Et de l’autre côté, on ne sait pas trop… Le ciel, l’infini, ou l’ENA ? Il n’y a bien sûr ni fond, ni plafond, à partir desquels niveler quoi que ce soit. Chaque élève, chaque prof, arrive à l’école avec un monde qui affronte tout un tas de niveaux à bulle.


Lorsqu’un ministre quelconque nous oblige à trier nos élèves par niveau, c’est bien évidemment insupportable et indigne. Mais ça fonctionne, ça travaille, puisqu’après tout, nous faisons déjà ce tri. Un ministre, autrefois, a illégalement soutenu les intérêts d’Uber, mais personne ne s’en émeut lorsque les faits sont révélés : c’est que tout le monde utilise cette application. Pour s’opposer aux groupes de niveau, il faut déniveler tant de choses.


On nivelle le plus souvent pour construire des horreurs, stations de sports d’hiver gigantesques, piscines pour la prochaine olympiade. Il y a dans les Andes une tradition de cultures en terrasses qui favorise au contraire les cultures microscopiques et les savoirs tout aussi microscopiques, où chaque paysan, chaque paysanne, possède une infinité de connaissance sur la moindre plante. Ces terrasses sont des niveaux qui ne se hiérarchisent pas entre le haut et le bas, mais entre ce qu’elles contiennent, le monde qu’elles forment entre elles, l’exposition au soleil, le souvenir qu’on en a.


Ce sont des niveaux, si l’on veut, mais ce sont des mondes.   


Il n’est pas évident d’accepter que le cancre, l’endormie, l’absentéiste, l’insolente, tous ces caractères qu’invente aussi l’école, n’aient pas de niveau à atteindre, ni de besoin d’apprendre de nous. Ce n’est pas facile de partir du principe que ces enfants et adolescents ne viennent que parce que l’école est obligatoire, et non pour ce qu’on leur offre. D’ailleurs, leur offrir de se mettre (temporairement) à leur niveau, pour les élever à un autre niveau (définitivement)? Ce n’est pas très amusant ni intéressant. L’autre niveau, c’est celui qui n’existe pas si ce n’est dans les fantasmes d’une institution d’État.  


Je pourrais être pour les groupes de niveau, si l’on acceptait de construire mon collège selon les principes des villages andins, ardéchois, vietnamiens… Terrasses à flanc de montagne (que l’on cultive sans la détruire) où l’on peut circuler, s’enraciner, souffler. Terrasses irrégulières, où le niveau à bulle n’est plus d’aucune utilité. Je pourrais être pour cela si justement les cours avec les élèves permettent de chercher ces mondes communs où l’on ne postule aucun fond, aucun sommet, aucun niveau plus ou moins haut. Si jamais l’on peut désirer pour nous-mêmes et les enfants autre chose que de parvenir dans l’échelonnage absurde de nos existences qu’imagine l’école, toujours plus haut, plus haut.

Pierre Tenne, enseignant (Les Lilas)

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