Voix pour une autre école

Grévistes de l’Éducation en Seine-Saint-Denis – 2024

Quinze ans plus tard – Alexandre Seurat

Je n’ai enseigné qu’un an en Seine-Saint-Denis : TZR à Henri-Wallon (Aubervilliers) et à Jean-Moulin (Le Blanc-Mesnil), il y a plus de quinze ans. Je sortais de trois années passées à enseigner à l’université : trois années qui ne m’avaient qu’à moitié satisfait, qu’à moitié fait découvrir le métier. Cette année-là, j’ai cessé de prendre le métro à Hoche vers le centre de Paris : je suis allé dans le sens opposé, comme dit Thomas Bernhard. Je me souviens de mes départs dans le petit matin, par la ligne 170 qui va de Pantin à Aubervilliers. Des ateliers Hermès qui s’agrandissaient. Du bâtiment des Grands Moulins qui devenait une banque. Et puis le bus s’enfonçait dans la ville déshéritée, je me souviens des vendeurs à la sauvette aux Quatre-Chemins.

Je n’ai enseigné qu’un an en Seine-Saint-Denis : mais je garde un souvenir étonnamment vivant de cette année, et une image précise de tellement de visages. Peut-être parce que j’ai mesuré, cette année-là, tout ce qu’il me restait à apprendre pour enseigner, vraiment.

Je me souviens de Laura, si intelligente et vive, qui préparait le concours d’éducatrice spécialisée, et s’était mise à discuter avec une pertinence qui m’avait étonné, depuis ce qu’elle connaissait de l’éducation populaire, un texte d’Hannah Arendt sur l’autorité que je m’étais risqué à présenter à leur groupe de bachelières ST2S. 

Je me souviens de Jessy, aux yeux brillants, en 1e STL, qui slamait et dessinait des BD de Yakuzas : ce qu’il avait produit au cours des quelques ateliers d’écriture que j’avais animés m’avait frappé par sa justesse. Il m’avait ensuite envoyé ses poèmes que j’avais trouvés beaux, je l’avais encouragé. Mais il manquait tant de cours : nous nous étions écharpés en fin d’année et je ne l’ai plus vu. 

Je me souviens de Sioir, pleine de colère, qui n’avait pas caché sa lassitude à lire Le dernier jour d’un condamné, qu’elle devait trouver sentimental, sans prise sur sa réalité à elle ; et de mon étonnement à découvrir, quand Sioir est entrée pour la première fois dans Les fleurs du mal, que Baudelaire résonnait avec son expérience de la révolte, que Baudelaire lui parlait.

Je me souviens aussi d’Anglade, en BTS Gestion, tellement faible en français, témoin de Jéhovah : j’avais été incapable de prévenir l’altercation qui a surgi entre lui et Sara, la dure Sara, l’intransigeante, quand un exposé, celui d’Anglade ou de Sara, s’est mis à dériver sur la religion, et qu’elle l’a poussé dans ses retranchements.

Je ne serais pas l’enseignant que je suis sans le souvenir de ces visages, sans le défi qu’ils me lançaient pour que ce que je propose soit plus juste, plus précis, adapté à eux. 

Je me souviens des collègues, qui m’avaient accueilli, et qui tentaient ensemble de hisser tout ce petit monde au niveau qu’il fallait pour obtenir le bac, le BTS, les concours infirmier ou du travail social. Dans mes clases de cette année-là, les élèves ne sont pas si nombreux à y être parvenus.

L’année suivante, je suis retourné dans le supérieur, mais toujours en banlieue, à Créteil, et auprès de jeunes qui étudiaient en IUT : pas tous très différents de ceux que j’avais connus à Aubervilliers ou au Blanc-Mesnil. Et ce que j’avais appris en un an m’a plus servi alors, par les efforts que cette expérience m’avait imposés, que les trois années précédentes passées à enseigner dans le confort d’une université du centre de Paris.

À l’époque, les tensions religieuses étaient déjà là, les pressions politiques aussi. C’étaient les années Sarkozy, qui m’avaient plongé dans une rage que je ne me connaissais pas : la banlieue au « kärcher », le « non-remplacement d’un fonctionnaire sur deux », la mise en concurrence des établissements, le fantasme de gérer l’éducation comme une entreprise… De l’eau a coulé sous les ponts : qu’est-ce qui a changé ?

Nous y revoilà. « Premiers de cordée », « internats d’excellence » et retour aux « fondamentaux », « choc des savoirs », et maintenant « groupes de niveaux », uniforme scolaire… Le plan banlieue demandé à Borloo ? Enterré, aussitôt présenté. Les « cahiers de doléance » : coup de com. Le timide plan mixité sociale de Pap Ndiaye ? Balayé. Sabrer dans l’assurance chômage, pointer les immigrés : « punir les pauvres », vieille recette. On raconte que Gabriel Attal en sortant de chaque émission demande : « Alors ? Quels retours ? », l’œil rivé sur les réseaux, sur l’audimat, les enquêtes d’opinion. De coup de com en coup de com. Penser briser l’élan de Marine Le Pen en adoptant son diagnostic…

Mais combien de temps faut-il pour inscrire dans la durée une expérience collective qui porte les élèves les plus faibles au point où ils s’accompliront ? De combien de confiance faut-il les gratifier pour les aider à s’arracher à un destin ? En combien de temps aura-t-on réussi à détruire un modèle vraiment républicain, qu’on prétend par ailleurs défendre tout en refusant aux pauvres les moyens dont l’école, leur école, a besoin ? 

Merci de vous battre pour nous tou-te-s.

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