Voix pour une autre école

Grévistes de l’Éducation en Seine-Saint-Denis – 2024

Appel aux enseignants. Contre nos voix empêchées – Juliette Vallée

Écrire un texte personnel. Écrire en tant que professeur de l’Éducation Nationale un texte personnel qui sera lu par d’autres collègues. Qu’est-ce qu’un professeur peut exprimer de personnel publiquement ? Sans doute peut-il exprimer des opinions politiques sur le système éducatif et son ressenti sur sa pratique – son malaise ou son émoi. Peut-être peut-il exprimer également des liens qu’il établit entre ces deux choses qu’il se permettrait de dire. C’est-à-dire qu’il n’exprimerait pas son ressenti personnel, mais celui, public, qu’il construit par la réflexion qu’il porte sur le système dans lequel il est inséré. Le professeur serait ainsi capable de réfléchir au système éducatif lui-même ! (Eurêka.)

Or, il semble qu’il faille le démontrer. Cela n’a pas l’air d’aller de soi. Car, comment croire en nos capacités réflexives lorsque personne ne les sollicite,lorsque l’on explique que Singapour est meilleur que nous, que PISA l’a dit, lorsqu’on comprend que l’on ne sait pas jauger le niveau de nos élèves, car ce sont des évaluations nationales et des calculs qui le font pour nous ? Mais que puis-je dire, moi, après qu’un de mes élèves a suffisamment réussi les tests de positionnement au début de la seconde pour ne pas entrer dans la catégorie des élèves les plus en difficulté, alors même qu’il répète sans arrêt depuis septembre « Madame, j’ai pas compris » ou encore « vous avez dit quoi ? » après que ses yeux se sont longuement perdus dans le vide pendant que j’étais en train de parler ? Qui pour l’aider lui qui n’est intégré dans aucun dispositif de soutien ? Qui pour ne pas écouter lorsque j’explique qu’il n’est pas en mesure de passer l’épreuve de français et d’histoire qu’il va pourtant passer dans deux ans ? Qui pour entendre sa souffrance ? Et s’il était le seul dans ce cas… Les tests de positionnement se sont révélés être un échec cuisant. Sept semaines pour établir des listes d’élèves qui ne reflètent pas l’avis des professeurs, plusieurs semaines pour mettre en place les heures de soutien, puis quelques semaines de soutien et le dispositif s’est essoufflé. J’imagine que tout cela représente beaucoup d’argent.

Beaucoup d’argent… beaucoup d’argent pour des tests, quand l’avis des professeurs au bout de trois semaines de cours en septembre pourrait suffire à établir des listes d’élèves à besoin, des listes que le professeur pourrait modifier au gré des progrès des élèves. Mais non. Il faut systématiser. L’Éducation Nationale est un système. Et l’autonomie des établissements et des professeurs, une douce chimère, un vieux rêve vendu pour pas cher à des étudiants en mal d’une école émancipatrice.

Mais qui sommes-nous, professeurs, pour croire que l’on comprend mieux nos élèves que des calculs savamment pensés pour décrypter dans un enchaînement d’exercices les problèmes de nos élèves ?

Probablement personne.

Mais c’est formidable car à l’école de Reggiani, j’ai bien appris que « je ne suis rien qui vaille ». Et j’aime n’être personne ou tout le monde. Et comme tout le monde, je fais un métier. Et comme tout le monde, j’ai des compétences dans ce métier. Et comme tout le monde, j’aime à ce que l’on me demande mon avis avant de m’imposer quelque chose. Et comme tout le monde enfin, je suis en colère quand cette règle du consentement n’est pas respectée.

Car oui, c’est ce qu’ils ont fait – et pour une fois je manque à la règle que je ne cesse de répéter à mes élèves : « Ne commencez pas vos phrases par un pronom personnel, on ne sait pas de qui vous parlez ! ». Mais que valent toutes leurs évaluations, toutes leurs statistiques lorsque nous, les premiers concernés, ne sommes même pas consultés ou si peu. Et ils, c’est-à-dire ceux qui organisent à l’échelle ministérielle le cadre de notre système éducatif et qui s’assurent qu’il respecte l’agenda politique global, organisent également la rupture avec le personnel sur le terrain. Cette fracture est peut-être de la même nature que celle qui est orchestrée entre les populations, des centres-villes aux banlieues, des métropoles aux provinces, des petites gens aux lettrés…

Alors voilà : j’aimerais lancer un appel de ma petite place que j’aime. Un appel à une grande concertation passant par un grand sondage, indépendamment des pouvoirs publics. Notre sondage, qui reflèterait nos avis. Nous aurions besoin des compétences du sociologue, du littérateur, de l’informaticien… Ne comptons-nous pas ces compétences dans nos rangs ? Bien sûr que si.

Alors voilà : j’aimerais lancer un appel de ma petite place que j’aime. Un appel à la rédaction d’un questionnaire qui serait relayé à l’échelle nationale et traité par nous-mêmes. Nous collecterions nous-mêmes et nous synthétiserions nous-mêmes. Nous établirions nous-mêmes ce que nous estimons être la voie la plus juste à suivre pour nos élèves et pour le système dans lequel ils et nous sommes pris.

Alors voilà : je lance un appel de ma petite place que j’aime. Un appel pour que nous manifestions d’une autre manière que par la rue notre volonté de reprendre un peu du pouvoir qui est le nôtre. Nous comprenons nos élèves et nous sommes les plus à même de déterminer ce dont ils ont besoin. Nous aimons notre métier et nous avons des idées pour faire aimer nos disciplines à nos élèves.

Mais quelques-uns quelque part l’ont oublié !

Juliette Vallée, enseignante de lettres et histoire, Neuilly-sur-Marne

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